... septembre 1953 - @Kamala de Bhopal

Alors, vous allez vous marier ?

Le sourcil arqué par la surprise, Haruo ne comprit d’abord pas ce que lui demandait son vis-à-vis. Dévoré par la curiosité, celui-ci s’expliqua au sujet d’une rumeur, celle de fiançailles prochaines entre lui… et Kamala.

Coup au cœur, souvenirs si proches remontés à la surface d’un été passé à la consoler, en excellent ami, à l’aider à tourner la page d'un chapitre d'agonie, bien trop long pour son palpitant désespérément amoureux.

Il espérait, bien sûr.
Il attendait, patient, que sa souffrance se dissipe pour enfin se déclarer, pour réaliser le plan de Claire et surtout, son plan à lui.

Dans cette rumeur, Haruo voit… une possibilité, un augure, un coup de pouce du destin. C’est le moment…
Le moment.
Il y trouve le courage de se lancer.

— La réponse me semble évidente, n’est-ce pas ?

Réponse formulée avec un adorable sourire en coin, complice. Des mots qui signifient tout et rien, qui laissent à l’interlocuteur surexcité la possibilité de croire ce que bon lui semble. Haruo sait, bien entendu… Il anticipe un brin, il devrait en parler avec Kamala en premier, et il le fera. Il le fera... Il espère juste que la rumeur atteindra ses oreilles, que l’idée d’un possible germera dans son esprit et qu’elle lui tombera dans les bras en se rendant compte que, depuis tout ce temps, l'amour se trouvait là, juste sous son nez. Et il lui pardonnera son aveuglement, après tout distinguer ses transports de l'amitié n'a rien de simple.

Quand il la voit arriver vers lui, de sa démarche déterminée, les illusions continuent de le bercer alors que tous les indices corporels trahissent une contrariété. Subtils, bien sûr, mais il la connait sur le bout des doigts alors il devrait le voir. Au lieu de cela, il lui sourit, angélique, sincèrement heureux de la croiser alors qu'ils se sont parlés pour la dernière fois plus tôt ce jour-là, au petit-déjeuner.

— Ma chère Kam, tu illumines à toi seule ce couloir. Tu m’accompagnes ? C’est bientôt le début du club de danse.

Il lui tend le bras, comme d’habitude, comme si de rien, et il se dit : nous sommes si bien assortis…

Quand elle se refuse de prendre son bras, Haruo comprend.
Elle n’a pas ouvert la bouche que, déjà, il sait son erreur. Il le voit à la façon dont ses lèvres se pincent, dont son nez se plisse. Il y a de la colère, une forme de malaise. Elle ne veut même plus le toucher, comme si…

Comme s’il la répugnait.
Comme si quelque chose s’était brisé.

Son amitié lui importe trop pour la jeter ainsi, qu’importe la blessure à son ego. Il aimerait hurler de frustration, pourtant il lui sourit comme si ce sujet n’avait rien de grave, de fondamental. Un rictus d’ingénu, d’innocent. Il badine, l'aîné.

— Et bien qu’en sais-je, moi, Kam ? Il n’y aurait rien de si surprenant ; nous avons le même âge, nous connaissons depuis toujours, nous entendons merveilleusement, sommes célibataires, deux cœurs à prendre, deux familles nobles, deux noms illustres… Je suis même surpris qu’il n’y ait pas eu de rumeurs plus tôt.

Il ne la regarde pas, pas directement. Il fixe quelque chose au-dessus de son épaule ; ces têtes tournées dans leur direction, ces oreilles qui trainent, ces chuchotements. Il sait, Haruo, que tout n’est qu’apparence. Il sait, Haruo, que cet échange va remonter d’une manière ou d’une autre jusqu’à Claire. Pire : il sait que Kamala ne le ménagera pas. Il espérait que la rumeur la séduirait ; il voit bien que non.

Il voudrait se voiler la face.
Mais elle ne lui accordera pas ce plaisir.

— Serait-ce si…inconcevable à tes yeux ?

Question soufflée dans un murmure, fragilité exposée. Haruo n’a jamais pu énoncer ses sentiments, parce que ce n’était jamais le bon moment. Mais là, après Amaury, maintenant qu’il se retrouvait hors-jeu… Pourquoi a-t-il l’impression d’être sur le point de mourir ?

— Je n’ai rien confirmé…

Défense molle, lâche. Il n’a rien infirmé et c’est sans doute pire. Kamala ne le laissera pas jouer sur les mots. Pour preuve ; elle l’agrippe par le poignet, refusant de nouer ses doigts aux siens, afin de les soustraire au spectacle qu’ils commençaient à offrir à leurs camarades. Il imagine déjà les souffles et les mots qui se répètent, se déforment, les théories qui se multiplient.

Les voilà seuls. Elle reprend, l’accuse : si seulement tu m’en avais parlé avant.

— Mais quand ?

Nouveau murmure, yeux baissés. Quand, lui en parler ? Quand elle se lamentait pour un autre ? Quand elle avait l’esprit tourné sur un autre corps, un autre cœur ? Il relève la tête, par obligation, et darde sur elle ses pupilles infiniment tristes, où se lit la souffrance d’un ultime rejet.

— Oui, je m’en rends compte, et quoi ? Si je suis coupable, c’est de vouloir te soustraire une bonne fois pour toute à ces douleurs. Avec moi comme époux, tu ne souffriras plus jamais, Kam. Plus de larmes. Plus de déception. Juste toi et moi, comme ç’aurait toujours dû être. C’est évident pour le monde entier. Toi. Et moi. Nous. Je te jure que je n’ai rien lancé comme rumeur. Mais quand je l’ai entendue, je ne l’ai pas infirmée, parce que… parce que… ça devrait être notre vérité.

Déclaration alambiquée. Il n’ose pas, pas tout à fait. Il a peur, se sent acculé, la gorge serrée, le cœur battent une chamade endiablée. Haruo sent arriver la conclusion d’une histoire qu’il espérait éternelle. Il vient de la trahir. Il vient de mentir, parce qu’elle va souffrir. Peut-être même pleurer.
Il aurait tant aimé…
Oser.
Juste un peu plus tôt.

Et ne pas croire qu’elle lui serait acquise envers et contre tout.