Plutôt mourir que perdre ce carnet. Jamais, ô grand jamais elle ne l’avait égaré auparavant. Il semblait habituellement être comme greffé à sa main ; toujours à sa portée afin de pouvoir accueillir une inspiration soudaine, mais aussi par crainte que quiconque puisse tomber dessus et y découvrir au fil des pages quelques uns des secrets qui y étaient enfouis… Non. Elle préférait ne pas y penser. Cette journée avait déjà suffisamment mal débuté pour qu’elle veuille y ajouter un fardeau supplémentaire.

Alors qu’elle arpentait chaque recoins de l’Académie à la recherche du carnet perdu, elle ne put s’empêcher de repenser à Miriam et à ses paroles cruelles ; aux mots tranchants qu’elle prenait un malin plaisir à proférer chaque fois qu’elles se croisaient – comme tel avait été le cas un peu plus tôt dans la journée. Isabelle avait beau prétendre que ça ne la touchait pas, ou plutôt que ça ne la touchait plus, mais ce n’était là qu’un vulgaire mensonge. Elle refusait de l’admettre, elle avait beau affirmer qu’elle n’en avait plus rien à foutre de cette famille de merde, mais elle était toujours terriblement vulnérable. Même après toutes ces années. Et maintenant, comme si cela n’allait pas déjà assez mal comme ça, il avait fallu qu’elle perde ce putain de carnet. Quelle idiote. Elle longeait les couloirs, elle retournait dans tous les endroits où elle était passée plus tôt, tous les endroits où elle aurait pu l’oublier, mais rien. Son cœur battait plus vite, ses pas s’accéléraient, la panique s’emparait d’elle.

Elle déboula dans les jardins en fusillant du regard chaque élève qui avait le malheur de la croiser. Elle avait du mal à maitriser sa respiration, et même si elle voulait ne rien laisser paraitre, n’importe quel imbécile aurait pu deviner que quelque chose la tracassait. Isabelle s’éloigna finalement des endroits où il y avait du monde. Après tout, ce n’était pas le genre d’endroit où elle avait l’habitude d’aller, elle qui avait toujours préféré s’isoler. Elle marchait, encore et encore, elle commençait à perdre patience, à désespérer… Quand soudain, elle le vit enfin. Son si précieux carnet. Dans les mains de… Oh merde. De tous les élèves de l’école, il avait fallu que ce soit lui qui le trouve.

Les pas de la brune ralentirent soudainement, comme si elle cherchait à repousser l’inévitable aussi longtemps que possible. Elle avait même songé un instant à faire comme si de rien n’était, à rebrousser chemin, faire comme si ce carnet ne lui avait jamais appartenu, comme ça il n’aurait peut-être jamais su… Mais elle ne pouvait pas abandonner si vulgairement ces nombreuses heures de travail et toute la passion y avait introduit. Il fallait à tout prix qu’elle le récupère, et alors qu’elle s’avançait doucement vers Bohort, elle pria au plus profond d’elle pour qu’il n’ai pas encore eu le temps de tomber sur l’un des nombreux portraits qu’elle avait fait de lui.

Elle saisit brusquement le carnet, lui arrachant des mains alors qu’il s’apprêtait à tourner une page. Ses joues étaient empourprées, et si l’on prêtait attention, on pouvait discerner de faibles larmes qui voilaient légèrement son regard. La honte et la colère s’emparaient d’elle, elle s’en voulait à elle-même, et elle lui en voulait à lui aussi d’avoir ainsi transgressé les frontières de son intimité. « Qui t’as permis de regarder à l’intérieur de mon carnet !? » lui demanda-t-elle sans pouvoir empêcher sa voix de trembler.

( Pando )

L’angoisse s’emparait d’Isabelle. Elle se doutait bien de quoi cette découverte avait l’air, elle avait conscience que cela ne pouvait signifier qu’une seule chose, et certainement pas un hasard. Alors elle espérait au plus profond d’elle-même que Bohort n’ait pas encore eu le temps de parcourir l’intégralité des portraits qu’elle avait fait de lui, mais la fascination perceptible dans son regard lorsqu’il feuilletait les pages laissait peu de place à l’optimisme. Elle savait bien qu’elle avait franchi les limites en le représentant si fréquemment dans son carnet, mais elle ne parvenait pas à s’en empêcher. Les émotions qu’elle ressentait en sa présence la déconcertaient ; son cœur s’emballait légèrement, ses joues se réchauffaient… Quelle idiote. Ce n’était clairement pas dans ses habitudes de se laisser aller à des comportements aussi débiles. Elle se sentait déjà bien assez honteuse lorsqu’elle se surprenait à le chercher pour esquisser son visage, mais à présent, dire qu’elle se sentait simplement honteuse serait un euphémisme. Elle aurait voulu s’enterrer six pieds sous terre, elle aurait voulu disparaitre.

Ce début d’année se révélait décidément couvert d’embarras ; entre sa rencontre inopinée avec un focifère, sa brûlure à Naille-Haute, sa dissertation avec Caradec… et maintenant ça. À peine avait-elle arraché son carnet des mains de Bohort qu’elle regrettait déjà terriblement son geste. Devant la surprise manifeste de ce dernier, elle aurait presque souhaité se laisser emporter par le mensonge, concéder qu’elle s’était trompée et qu’effectivement, ce carnet appartenait en réalité à quelqu’un d’autre. Cependant, il était fort probable que la supercherie soit tôt ou tard dévoilée. Alors finalement, à quoi bon ? Isabelle ouvrit tout de même le carnet un bref instant, pour vérifier, juste au cas où. « Non, ce carnet est bel et bien à moi. » déclara-t-elle d’une voix légèrement tremblante. Sa sincérité devait être évidente, après tout, pourquoi s’embourberait-elle volontairement dans une telle gêne en prétendant être la propriétaire d’un carnet regorgeant de portraits de Bohort, si ce n’était pas la vérité ?

Elle remarqua néanmoins la déception qui se lisait aisément dans le regard de Bohort, et soudain, un malaise indéfinissable s’empara d’elle sans qu’elle puisse en discerner la raison. Était-ce le sentiment de lui avoir potentiellement causé du tort ? Ou bien la crainte du jugement qu’il pourrait porter à son égard ? Pourquoi prêtait-elle soudainement bien trop d’importance à tout cela ? Isabelle ne se reconnaissait pas. Sa mâchoire se crispa et elle s’efforça de maitriser sa respiration qui menaçait de s’emballer dangereusement. « Tu… tu as regardé beaucoup de pages ? » Peu importe sa réponse, il en avait certainement déjà vu bien trop.

( Pando )