Au cœur même du dédale silencieux, parmi les innombrables bouteilles et tonneaux qui tapissaient les caves et en composaient les allées, se tenait un visiteur impromptu. Nul désir de liberté volée pour lui, il n'était guidé que par l'envie de mettre son cœur à nu. Les sentiments profonds et la passion dévorante qui émanaient de ses paroles n'auraient d'ailleurs trompé personne sur ses intentions.

« Quelle tragédie que nous ne nous soyons rencontrés plus tôt... Nous aurions pu faire tant de choses sublimes, tous les deux. Mais c'est ma faute, n'est-ce pas ? Tout ce temps, tu étais là, comment ne t'ai-je remarquée plus tôt ? »

Le silence palpable, presque contemplatif, qui suivit témoignait de la tristesse d'une occasion manquée, du rêve éphémère d'un passé transformé. Il ne dura pas.

« C'est probablement mieux ainsi. Je n'aurais pas su t'apprécier à ta juste valeur. Pas comme aujourd'hui, en tout cas. Aujourd'hui, je pourrai te donner toutes les choses que tu mérites réellement. J'organiserais un banquet pour toi. Une affaire nocturne où tu illuminerais les lieux de ta robe éclatante, mise en valeur par l'éclat de la Lune. Un moment délicieux où le bon goût serait roi et où tu serais reine... »

S'il y avait eu le moindre doute sur sa sincérité, il aurait suffi au spectateur impromptu de poser les yeux sur le jeune homme au regard empli d'une étincelle enfiévrée, bouillant pour l'objet de sa passion, pour le dissiper. Cela confinait au zèle religieux, à la certitude. Ensemble, ils pourraient changer, ne serait-ce qu'un instant, le monde dans lequel ils existaient. Il en était convaincu.

Mais l'extase ne pouvait durer. Un bruit soudain poussa Alexandre à se retourner. Le mouvement vif manquant de faire tomber la précieuse bouteille de Gewurztraminer à qui toute cette passion était dédiée.
Un instant seulement et il était passé de passionné à embarrassé. Intrus lui-même, il s'adressa à "l'importun" sur un ton qui peinait à se vouloir léger.

« Guuus ! Tu sembles en forme...  »

Quelques secondes de silence, à se demander ce que Gustave avait entendu du discours précédent, de ce qui avait tout l'air d'une confession amoureuse, maintenant qu'il y songeait.
D'un ton où perçait clairement la gêne, il se décida à dissiper ses doutes.

« Tu es là depuis longtemps ? »

Faites que non.

Depuis le début ! Il y avait de quoi en être mortifié. Sa réputation pourrait être à jamais réduite à néant ! L'opprobre serait jeté sur sa famille, tous les cercles sociaux leur feraient portes closes, c'en serait fini des siens. Une autre lignée ruinée par l'amour de la bouteille.

Puis, au milieu de ces réflexions paniquées, il se rappela qui il était et en soupira presque de soulagement. Sa famille avait déjà une réputation si scandaleuse que ce ne serait qu'une goutte de vin dans le tonneau. Pas de quoi fouetter un nifleur. Et heureusement, la cruauté envers les animaux était une chose abjecte.

Plus important, Gustave semblait s'inquiéter de l'heure et il aurait été très malpoli de sa part de ne pas prendre sa requête en compte. Il rangea donc la bouteille dans son sac - avec le plus grand naturel du monde -, afin de pouvoir s'emparer de sa baguette, posée sur l'une des étagères proches, et observer l'heure qu'indiquait sa montre.

« Oh, il est assez tard, en effet. »

Ce n'était vraiment pas raisonnable pour eux d'être encore debout à cette heure. Surtout avec les cours et le travail qui les attendaient le lendemain. Il pouvait l'encaisser, certes, mais ce pauvre Gustave n'était plus tout jeune. S'il se surmenait, cela nuirait à sa santé. Et, bien qu'il ne soit plus au service de la famille, il restait un peu comme un membre de celle-ci aux yeux du jeune Alex. C'est donc avec son air le plus candide qu'il ajouta :

« Je vais de ce pas me rendre à ma résidence. Pas besoin de s'encombrer de formalités administratives qui ne feraient que retarder l'heure du coucher, n'est-ce pas ? »

Et il s'avança d'un pas léger vers la sortie, angelot prévenant qu'il était.

Alexandre passa rapidement ses options en revue. Le déni ? Peu probable que cela fonctionne, Gustave n'était pas né de la dernière pluie. La colère ? La différence de statut était trop en sa défaveur pour que cela fonctionne. Le marchandage était probablement à réserver pour plus tard. Ne restaient que la dépression et l'acceptation. Ou peut-être un mélange de celles-ci ?

Avec un soupir à fendre l'âme, il ouvrit son sac et tendit la main, appelant la bouteille d'un murmure. Il la fit pivoter pour que Gustave puisse vérifier que c'était la bonne - oui, il aurait pu tenter de l'arnaquer avec une autre bouteille similaire, mais il ne se baladait pas avec ce genre de chose dans son sac. Même enchanté jusqu'à la trame, celui-ci peinait déjà à contenir toutes les choses qu'il jugeait indispensables. Il alla sagement la replacer dans la bonne rangée, en se morfondant... avant de dériver légèrement.

« Moi qui voulais faire une belle surprise aux membres du club... J'aurais pu faire une gelée fantastique avec la moitié de cette bouteille, peut-être des tartelettes aux raisins ? Avec des pépins broyés pour la farine ? Non, ce ne serait probablement pas bon. Gardons cette idée pour une expérimentation ultérieure... »

Il la noterait ensuite. Tout comme il avait soigneusement noté l'emplacement de la bouteille. Ce n'était que partie remise. En attendant, il lui fallait minimiser les conséquences de ce petit détour, puisque les tyrans locaux adoraient punir les esprits libres en leur agitant ce mot abscons qu'était "discipline" comme une excuse à tous leurs excès.

« Au passage, je suis aussi sobre qu'un chameau. Ce qui, dans l'absolu, limite mes infractions au fait de ne pas être dans mon lit après le couvre-feu... Non ? »

Angelot en gelée qu'il était, une si petite chose ne devait pas taper trop loin, si ?

« On parle de quoi ? Une ou deux heures de retenue maximum ? Je peux les faire aux cuisines ? »

Au moins, là, il contribuerait utilement à la bonne marche de l'académie. Ça le changerait. Puis, Gustave pouvait bien lui accorder cela, il avait été plutôt sage sur ce coup. Et, dans le cas contraire, sa vengeance serait (sans surprise) terrible. Il y avait des limites à ce que les serviteurs pouvaient se permettre, après tout.