"- i'm fine.
- you don't look fine.
- then stop looking."

Silence. Souvent une arme, une carapace, certaines fois une chaîne muselant son impatience et éteignant les derniers crépitements de cette flamme d'injustice qui se manifeste, parfois, au fond de lui. Car à quoi bon ? Il a été un enfant plutôt bavard, émerveillé, presque hagard et turbulent face à ses émotions - cette vie lui semble lointaine, comme ne lui appartenant plus. Parfois, lorsque le torrent de mots est trop puissant, trop urgent, qu'il ne peut faire autrement que trouver un moyen d'évacuer cette réminiscence de son passé par n'importe quel pore de sa peau, il part nager. Des kilomètres, des heures. Lors de ses poussées, le contact avec l'eau et le moindre mouvement de ses articulations sont si douloureux qu'il manque de couler, de se noyer - et alors, se dit-il, serait-ce si terrible ? Mais chaque fois, il parvient à regagner la rive. Chaque fois, il constate la vie qui s'accroche à lui avec orgueil et un brin d'arrogance. Dans ces moments-là, alors qu'une pointe de culpabilité quant à cette partie de lui hargneuse et désespéramment vivante l'assaille, la douleur est d'autant plus fulgurante, comme une vengeance de son organisme face à sa lâcheté, et il met un temps qui lui semble infini à reprendre son souffle, le corps branlant au bord de la piscine. Pourtant, la douleur a un certain côté rassurant. Comme une partie organique de lui, lui rappelant que son corps prend une place là, ici, dans le monde des vivants, et qu'il le sent. Peut-être pas la place qu'il aurait aimé, la place qu'il mériterait ou qu'il faudrait, mais une place quand même.

Poésie. Les mots l’ont toujours accompagné, du moins dans sa tête. Achille est un esprit créatif, élémentaire. Évasif comme le vent, indomptable comme l’eau, mais aussi instable et foudroyant comme un brasier, ou les entrailles de la terre qui se déchirent. Comme le reflet de son corps, son âme se pare de mille et unes sensibilités, qu’il couche sur le papier. Les vers lui sont venus, comme la maladie, à l’adolescence. Aujourd’hui, les carnets noircis de ses humeurs s’entassent dans ses étagères, à défaut de s’entasser dans les conversations. Un garçon qu’il a rencontré à l’hôpital, aussi écorché mais vivant que lui, lui a un jour dit que sa prose ressemble à l’ascension d’un mont. Les premiers pas sont hasardeux, quoique volontaires, chargés de dopamine et d’excitation ; là où les derniers se font dans l’urgence du manque d’oxygène et le besoin vital d’en finir, de respirer à nouveau. Le tout parsemé d’étapes plus ou moins surprenantes, de petites réussites et de frayeurs chargées d’adrénaline. Bien sûr, Achille ne pourra jamais gravir une montagne - ses poumons l’en empêchent. Mais il a remercié le garçon pour la comparaison, qui lui a semblé juste. D’un sourire rêveur, le garçon a simplement répondu “Merci à toi pour le voyage”.

Etoiles. Finalement, c’est dans le ciel qu’il a trouvé la plus impersonnelle forme d’évasion. Les chiffres ont un aspect rhétorique, les arts subjectifs, le droit implacable, la médecine protocolaire. Les astres, eux, se nourrissent du mystère, s’abreuvent d’incertitudes et d’hypothèses qu’on pourra reposer le lendemain. Sa vie n’est qu’un fil tendu qui attend de se rompre ; tantôt lâche, illusion imparfaite d’une rémission, tantôt si raide qu’il se sentirait presque partir, s’éteindre - comme une étoile. Achille, parfois, se send plus proche des comètes que des humains : lui aussi, la question de sa trajectoire, de son intensité, sa gravité, son atmosphère interne, se pose tous les jours. Et, bien sûr, comme les étoiles, de sa place au sein d’une constellation, incertaine et tangente, non là-haut mais ici-bas.

Famille. Le mot lui est familier, car tout le monde connaît le mot “famille”, mais inapproprié. Inappropriable. Bien sûr, il entretient des souvenirs d’enfance avec ses parents, sa fratrie, ses cousins, qui lui semblent plutôt heureux. Il se souvient de Claire, gazouillante, devenue cruche face à cette bouille angélique (qui ne l’a d’ailleurs jamais vraiment abandonné), alors qu’elle portait sans difficulté son poids plume sans se soucier de l’avenir - “ça viendra en grandissant”. Puisqu’il a ironiquement gardé un souvenir très net de son passé, lui rappelant constamment ce qu’il a été, avant, Achille se perd parfois dans la contemplation de sa mémoire. Il n’est pas difficile de se détacher de cet enfant qu’il a pu être et du jeune homme qu’on pensait qu’il serait ; l’un est oublié aux yeux de tous (sauf les siens), l’autre n’a jamais existé. Rarement les sentiments de regret, de nostalgie, ou même d’injustice, ne l’ont assailli. Quelques rafales, par moment, lorsque la maladie se tapie dans l’ombre, lui laissant entrevoir un semblant d’existence normale, lorsqu’il peut imaginer ce que sa vie aurait pu être sans elle (il a appris, à ses dépends, que cette maladie qui sommeille en lui est de nature cruelle, exigeante, parfois jalouse et colérique). Il a bien vite compris que c’est ce que son entourage aurait préféré qu’il ressente. Un profond vide à ne pas entrer dans la voie qu’on lui traçait, une insoutenable honte à ne pas être à la hauteur. S’ils savaient. S’ils connaissaient, vraiment, la douleur, alors ils comprendraient que son énergie, déjà affaiblie, se soit détournée de leurs priorités, et des explications qu’ils semblent chercher pour certains (ses parents), exiger pour d’autres (sa tante). Claire dicte les réactions familiales à son égard. Il s’est accoutumé de la pitié qu’il lit dans le regard de sa mère (mêlé à un reste d’amour maternel qui un temps l’a touché, aujourd’hui le révulse), de l’ignorance de son père, des railleries sourdes de ses cousins, mais pas de l’exigence de sa tante, et sa manière de lui rappeler, parfois malgré elle, qu’il n’est plus qu’une carcasse inutile, un fantôme à leur famille. “La petite Gabrielle aurait pu faire une bonne épouse.” Elle n’avait pas besoin d’ajouter la suite ; s’il avait été un sorcier convenable, mariable. Parfois, il la surprend à l’observer de ce regard indéchiffrable, dur et inquiet (pour quoi ? pour qui ?) à la fois. Il détourne très rapidement la tête, gonfle les poumons (même lors des poussées), plie ses genoux (qui craquent et hurlent en silence), vérifie que ses gants recouvrent bien ses éruptions cutanées. Et prie. Pour qu’elle l’oublie. D’autres fois, il la surprend à s’enquérir de sa santé, jusqu’à ce qu’il comprenne que ces questionnements n’interviennent que lors des creux de la maladie. “Tu as l’air en forme. Il paraît que ce nouveau médicomage fait des miracles.” Il a appris à lire entre les lignes ; Docteur du Mesnil est un des meilleurs médicomages du pays. Et le plus cher (ne l’oublie pas, petit). “Tu as raison de marcher un peu, ça ne peut que faire du bien à tes hanches.” (Tu vois que tu en es parfaitement capable.) “Quel beau jeune homme tu fais.” (Sans ces plaques pour barrer tes joues.) “Celui-là ! Toujours la tête dans les étoiles !” (Pas assez les pieds sur terre.) Quelques fois, il prend sa sollicitude pour de l’espoir - qu’elle nourrit pour deux. Mais l’illusion ne tient qu’une poignée d’instants : c’est un sourire sans chaleur, un compliment sans sincérité, une accolade sans volonté. Et derrière ce lot d’amertume, la maladie, toujours là, recroquevillée sur une épaule ou un battant de porte, ricane de sa faiblesse et du dégoût qu’il inspire aux autres, mais surtout à lui-même.

Malade.
Diagnostic : LE (Lupus erythémateux) disséminé - évènement aiguë suivi d'une affection chronique.
Symptômes : Lésions cutanées, sous forme de plaques ou tâches papuleuses, principalement sur le visage (nez, joues), les mains, le creux des bras. Atteintes viscérales et systémiques : anémie, fièvre, amaigrissement, fatigue, arthralgie (douleurs et gonflements articulaires, particulièrement au niveau des doigts), maux de tête, chute de cheveux, pleurésie (inflammation pulmonaire). Cette liste est non exhaustive, et représente les symptômes principaux expérimentés par Achille. Une atteinte des reins et/ou du tube digestif peut par exemple également survenir, et la plupart des systèmes de son organisme sont surveillés régulièrement.
Physiopathologie : Maladie auto-immune chronique, persistant par périodes de poussées précédent des périodes de rémission. Production d'auto-anticorps dirigés contre l'ADN natif par l'organisme, s'attaquant aux cellules de certains tissus sains. (Du moins, c'est ce qu'ils apprendront d'ici quelques années.)
Origine : Inconnue.
Epidémiologie : Majorité de femmes en âge de procréer. Les premières poussées apparaissent généralement à la puberté.
Traitement : Tant bien que mal, les médicomages parviennent à atténuer les symptômes d'Achille, à réduire les périodes des poussées, sans toutefois réussir à les anticiper ou les éradiquer. Il s'agit d'une maladie systémique, affectant tous les organes et systèmes complexes ou presque de l'organisme ; incurable, même pour un sorcier, lui a-t-on dit. Inutile de se tourner vers la médecine non-magique pour le moment ; les avancées technologiques commencent à permettre un meilleur diagnostic et la pharmacopée actuelle regorge de plantes loin d'être inutiles quoi que parfois hasardeuses, mais les premiers essais pharmacologiques sont soit des échecs, soit ne surpassent pas la magie.

Quel joli personnage ! Il en ressort une certaine mélancolie, et la manière dont tu écris et dépeins son histoire est très poétique. Ca lui va bien, et ce FC, il existe pour incarner Achille ! Bienvenue ici