La valse de Vienne mourut sur une dernière note séraphique. Sous les applaudissements polis, formant une nouvelle mélodie harmonieusement désorganisée, Amaury s’inclina devant sa cavalière. Comme le voulait l’étiquette, Odette de Fontanges esquissa à son tour une gracieuse révérence. Ils quittèrent la piste au milieu des autres couples éphémères ; lui, la conduisant auprès de son père, elle, reine de la soirée, baignant dans les regards attentifs et convoiteux. « Mes vœux de bonheur pour votre vingt-et-unième année. Profitez de votre soirée. » Il relâcha la main gantée et s’éloigna sur un dernier signe de tête ; un troisième fils tenta aussitôt d’accaparer l’attention d’Odette.

Sachant qu’il subirait le même sort s’il n’entrait pas en mouvement, il chercha des visages connus et aperçut sa mère discuter avec sa tante. Sachant très bien qu’il se ferait rabrouer, mais se parant tout de même de son sourire le plus malicieux, il se glissa auprès des deux aînées. « La plus belle des duchesses m’accordera-t-elle l’honneur d’une seconde danse ? » Lança-t-il en se pliant cette fois-ci dans une salutation beaucoup trop théâtrale. Sa main tendue ne reçut qu’un coup d’éventail, et Amaury dû contenir le rire qui secouait sa gorge alors que sa chère maman tentait de lui en admonester un second sur l’épaule. « Éloignez plutôt quelque jeune fille de ces murs, sombre sot ! » Le gronda-t-elle – mais une risette trahissait son attendrissement face à cette rare facétie. « Ce que mère exige… ! » S’exclama le fils en s’éloignant pour appliquer les ordres maternels.

En cherchant une nouvelle cavalière, son regard accrocha pour la quatrième fois la silhouette d’une de ses cousines paternelles, Hazel de Fontanges – certainement l’une des jeunes femmes les plus accomplies de leur Ordre. Elle écoutait sagement une conversation, un sourire vissé si profondément sur ses lèvres charnues qu’il pourrait y rouiller.

Sans vraiment comprendre ce qui l’avait dérangé, le sorcier détourna le regard et se fraya un chemin parmi les gens bien-nés, pour s’incliner devant une demoiselle qu’il n’avait pas vu danser de la soirée. Celle-ci, visiblement surprise de recevoir l’attention de l’héritier d’un duc, se leva beaucoup plus vite que ne le voulait la bienséance, provoquant un rictus sur les visages de ceux qui avaient assistés à sa maladresse. Or, Aline se révéla être une excellente partenaire pour une valse anglaise, si bien qu’il lui vola une deuxième danse, et seulement parce qu’il aurait été inconvenant de lui en demander une troisième, il la raccompagna à sa place.

Le temps de reprendre son souffle, Amaury rejoignit les tables chargées de mignardises et de fines boissons. Surpris de ne pas y trouver Ambre, il entreprit de la chercher parmi les invités – et pour la cinquième fois, il trouva Hazel, toujours dotée d’un sourire charmant et fort parfait, auquel il n’avait pas prêté attention lorsqu’il l’avait saluée, ni lorsqu’ils avaient conversés avec sa tante Zélie, ni lorsqu’ils s’étaient croisés lors de son premier passage au buffet – ni à aucune de leurs précédentes rencontres mondaines.

Soudainement, une ombre presque imperceptible éteignit le visage de l’aînée des Fontanges. Elle se détourna de la salle et gagna, seule, un des balcons – sans qu’Amaury ne puisse voir si elle avait perdu ce sourire si constant qui, le réalisa-t-il enfin, ne pouvait qu’être faux. Poussé par les astres, il se saisit de deux verres où scintillait un cru très fin, et rejoignit l’épaisse tenture derrière laquelle avait disparut Hazel. Le fin filet de lumière, qui jaillit sur la veille pierre et irisa la robe de sa cousine, trahit son arrivée avant même qu’il ouvre la bouche.

« Mademoiselle de Fontanges. » S’annonça Amaury après quelques secondes suspendues ; il tenta quelques pas, laissant tomber le lourd rideau derrière lui. Le balcon plongea dans une semi pénombre, les conversations et la musique s’étouffèrent. L’héritier se coula silencieusement auprès de son élusive cousine, sondant à quelle point sa présence était ou non désirée lorsqu’il déposa devant elle, sur l’épaisse rambarde, un des verres.

« Pardon de troubler votre quiétude. Je vous ai vu quitter la salle sans même emporter une boisson ; l’idée m’a paru plutôt criminelle. » Le ton était badin, mais la bouche d’Amaury mentait souvent. La vérité se trouvait dans ses yeux, et ceux-ci portaient des interrogations qu’il ne se pensait pas légitime à formuler.

Sans surprise aucune, sa présence dérangeait. Sa cousine paraissait fermée, mais Amaury ne la sentait pas hostile. Elle gratifia son attention d’un remerciement poli et machinal, sans le sourire si constant qu’abordait habituellement sa frimousse – il semblait avoir été emporté par la brise. L’héritier resta immobile lorsque Hazel goûta le vin par le nez, puis par la bouche ; scrutant les traits de cette étrangère avec laquelle il était pourtant si intimement lié. À l’instar de ses frères Gustave et Roland, Zélie avait pris sa première inspiration à Giscours et les murs se souvenaient de ses cris d’enfant. Elle rendait souvent visite aux terres natales, prenait le thé avec ses belles-sœurs et, à sa mort, un portrait d’elle rejoindrait les tableaux de tous ceux qui avaient un jour porté le nom des De Castel. Pour le jeune sorcier, la distance entre les deux cousins était une anomalie presque contre-nature. Hazel avait toujours été une enfant réservée ; les années passant, un fossé entre eux s’était creusé. Amaury espérait peut-être y jeter une poignée de terre en venant la trouver, ce soir.

« Néanmoins, est-ce là votre unique motivation ou bien il y a-t-il autre chose dont je devrais avoir connaissance ? »

Le colmatage paraissait mal engagé, Hazel ne prenait même plus la peine de dissimuler son désenchantement. Amaury trempa à son tour les lèvres dans son verre. Les arômes du vin s’accordaient à la perfection avec la fraîcheur de la nuit normande. Se tenant bien droit, face à la vue, il répondit comme s’il n’avait rien remarqué.

« Je ne suis porteur d’aucune obligation. À dire vrai, j’agis plutôt sur ma propre curiosité. »

Une autre gorgée baigna sa langue. Le balcon s’ouvrait sur un admirable jardin à la française. Les rayons argentés de la lune, assistés par les lumières ambrées de la fête, éclairaient les plus proches dessins symétriques. Au loin, la végétation se noyait dans l’encre. Les allées désertées plongeaient aussi vers cette pénombre, seuls les arbres qui les ceignaient frémissaient ; leurs branches répondaient au vent en chantant quelques bruissements apaisants.

« Hazel. » Le goût de ce prénom était différent de celui du vin. Plus sucré et inhabituel. Quelque part durant sa contemplation, son masque badin avait glissé. Il la fixait avec une expression neutre, plus pensive, les yeux figés dans un regard inquisiteur qui en mettait certains mal-à-l’aise. « Nous sommes liés par le sang, si non par le nom. » L’évidence énoncée portait un message plus subtil, dont la réponse se trouvait dans l’une des deux valeurs de la famille De Castel. Travail et famille. Hazel comprendrait. « Et vous semblez lasse. » Cela me préoccupe.

Au sein des Fontanges, son affinité naturelle s’était toujours portée vers Odette, leur cousine commune. Cette proximité n’était pas due au hasard. La demoiselle, comme Amaury, était héritière – destinée à transmettre son nom, défendre son héritage, guider sa famille, régner sur son domaine et diriger sa corporation. Elle partageait son sens des responsabilités, comprenait le poids des attentes et des regards, ressentait autant que lui les attentes élevées qui pressaient sur leurs épaules en larges masses. On disait souvent que les héritiers formaient une espèce à part, mais au-delà de leur statut, leur système de pensée similaire avait forgé entre eux une compréhension mutuelle. Avec Odette, Amaury avait toujours pu être lui-même.

Cependant, il ne négligeait pas la présence du reste du cousinage dans sa vie. Les liens distendus avec la jeune femme debout à ses côtés étaient une source de regret. Hazel, après une courte surprise, exprima son ennui face aux soirées mondaines ; Amaury ressentit à cette idée une légère perplexité. Les bals étaient pour lui des occasions de sociabilité et de divertissement, des moments où il pouvait briller dans son rôle de gentilsorcier et nouer des liens en faveur de sa famille. Ciment de leur cercle et porteuses de richesses, les mondanités, au-delà de leur caractère agréable, avaient une saveur particulièrement stratégique pour les De Castel. La noblesse du Médoc y était toujours invitée, autant pour sa compagnie que les trésors extrait de son terroir. Le jeune homme comprenait que les festivités pouvaient revêtir un caractère être stressant ou bouleversant pour les personnalités plus discrètes – mais ennuyant ? Quel oxymore.

Dans ce que la blonde voulait bien laisser filtrer, Amaury percevait davantage une réelle insatisfaction qu’une fatigue passagère. « Je suis désolé de constater votre ennui, Hazel », répondit-il avec sincérité, en tentant de comprendre ce qui la tourmentait. Pourquoi fuyait-elle la compagnie de ses pairs ? Aucun des damoiseaux avec lesquels elle avait conversé n’avait accompli son devoir en lui apportant quelque agréable distraction ? Cherchant à combler le silence, il poursuivit. « Pour ma part, les bals et les soirées mondaines sont des occasions de rencontre et de détente que j’apprécie. » Comme il ne souhaitait pas laisser entendre qu’il n’estimait pas sa confession, il ajouta : « Mais je réalise que chacun a des préférences différentes. Il est certainement préférable que vous preniez le temps de vous ressourcer. » L’hésitation le coupa brièvement. « Je ne peux que vous encourager à suivre votre instinct et à prendre soin de vous. » Il laissa son regard tomber vers sa boisson, frustré de n’avoir que des platitudes à lui offrir. Une connaissance même minime de son caractère l’aurait aidé à trouver les bons mots. La De Fontanges le rassura cependant en le graciant d’un sourire, certes pas aussi parfait que celui qu’elle abordait dans la salle de réception, mais davantage léger et doux. Amaury décida qu’il l’aimait beaucoup ; sans qu’il n’ait besoin de donner une inflexion à ses joues, il se sentit le miroiter.

En agréable demoiselle, la De Fontanges le remercia pour son inquiétude. Il hocha la tête aussitôt, coupant court à des formalités supplémentaires mais restant attentif – et sa question le réjouit. Il n’aurait pas à la laisser seule dans son malaise. Souriant davantage encore devant la confiance qu’elle lui accordait et, peut-être, sous l’effet du vin qui fredonnait doucement sous ses tempes, il posa son verre sur la rambarde. Adoptant une posture moins rigide, il laissa son dos s’appuyer contre la pierre, accueillant le frisson du vide contre ses reins.

« Si vous le souhaitez, je serais heureux d’écouter ce qui vous préoccupe », offrit-il d’une voix feutrée, se fondant dans cette ambiance propice aux confidences. « Je suis peut-être ignorant des troubles qui agitent les demoiselles, mais je tiens à vous assurer de mon soutien en tant que cousin. » L’air frais de la nuit piquait agréablement ses épaules. Poussant sa chance, il l’encouragea à se lancer. « Vous avez mentionné votre ennui comme s’il s’agissait d’un problème récurrent. »